Stephen Jay Gould : entre Marx et Darwin, entre l’idéologie et la science.
Comment l’idéologie politique peut-elle influencer la pensée et le travail d’un scientifique
Gould le scientifique
Stephen Jay Gould était un immense scientifique, plus précisément un paléontologue ; on lui doit la théorie des équilibres ponctués qui explique bien mieux les processus de spéciation brutaux observés dans le registre fossile plutôt que la thèse graduelle.
Il est notamment co-auteur avec Lewontin d’un fameux article de 1979 qui propose une critique du « programme adaptationniste » en le qualifiant de « panglossien » (tout est au mieux dans le meilleur des mondes). Autrement dit, tous les caractères présents chez un animal ne sont pas nécessairement le produit d’une adaptation.
Au-delà de ses recherches académiques, il doit sa célébrité à ses talents de vulgarisateur. Il a écrit plus de 300 articles pour le journal Natural History de 1974 à 2001, certains de ses articles furent ensuite repris sous forme de livres avec un grand succès. A partir des années 80 il fit de nombreuses apparitions à la télévision, notamment sur le réseau éducatif PBS. La série « Les Simpson » lui dédia même un épisode d’hommage en 2002, diffusé quelques jours après sa mort.
Il s’engagea pleinement contre les poussées créationnistes déguisées sous la thèse pseudoscientifique de « design intelligent ». Il n’hésitera pas à témoigner dans le cadre du procès McLean vs Arkansas pour défendre la science face aux créationnistes.
Gould le marxiste
L’autre facette de sa carrière fut marquée par les conflits scientifiques motivés par ses convictions idéologiques. Il s’opposa à deux spécialistes majeurs de l’évolution, E.O Wilson et Richard Dawkins sur la sociobiologie.
Gould, accompagné de Lewontin (un autre marxiste), contestaient l’idée selon laquelle la génétique puisse jouer un rôle majeur dans les comportements humains. Gould ira jusqu’à comparer la sociobiologie à l’eugénisme.
De plus, il conteste l’idée selon laquelle l’évolution serait une lutte des gènes pour maximiser leur propagation. Gould voyait plutôt l’évolution comme un exercice d’adaptation où la génétique est d’abord influencée par le hasard avant d’être un facteur de survie ou de disparition.
Aujourd’hui cette discipline s’impose, notamment sous l’impulsion de Steven Pinker, proche de Dawkins et Chomsky.
Sa lutte contre la sociobiologie est une conséquence logique de sa philosophie marxiste. Gould soutenait que le matérialisme dialectique avait un « rôle heuristique » et il écrit dans Nurturing Nature :
…la pensée dialectique devrait être prise plus au sérieux par les érudits occidentaux, et non écartée parce que certaines nations du « second monde » (« second monde » est un terme qui a été utilisé pendant la guerre froide pour désigner les États socialistes) ont construit une version en carton comme doctrine politique officielle.
…lorsqu’elles sont présentées comme des lignes directrices d’une philosophie du changement, et non comme des préceptes dogmatiques vrais par fait, les trois lois classiques de la dialectique incarnent une vision holistique qui considère le changement comme une interaction entre composants de systèmes complets et considère les composants eux-mêmes non pas comme des entités a priori, mais comme des produits et des apports au système. Ainsi, la loi des » opposés interpénétrants » enregistre l’interdépendance inextricable des composantes : la » transformation de la quantité en qualité » défend une vision systémique du changement qui traduit les apports incrémentiels en changements d’état, et la » négation de la négation » décrit la direction donnée à l’histoire car les systèmes complexes ne peuvent revenir exactement aux états précédents.
Comme vous pouvez le lire, Gould était amateur de mysticisme marxiste et de Bullshit philosophique.
L’engagement politique de Gould n’était pas uniquement universitaire, il fut actif dans le militantisme pour les droits civiques et pour l’opposition à la guerre du Vietnam. Il était un homme de gauche qui voit dans l’environnement l’explication de toutes les différences entre les individus. Afin d’illustrer cette idée, voici un extrait de son fameux ouvrage « La Mal-mesure de l’homme » :
J’ai grandi dans une famille ayant une tradition de participation à des campagnes pour la justice sociale, et j’ai été active, en tant qu’étudiante, dans le mouvement des droits civiques à une époque de grande excitation et de succès au début des années 1960. Les chercheurs se méfient souvent de citer de tels engagements. …[mais] il est dangereux pour un érudit d’imaginer même qu’il pourrait atteindre la neutralité complète, car alors on cesse d’être vigilant sur les préférences personnelles et leurs influences et alors on tombe vraiment victime des préjugés. L’objectivité doit être définie sur le plan opérationnel comme un traitement équitable des données et non comme l’absence de préférence.
Il était le premier à admettre que l’idéologie du scientifique influence ses travaux, et ce fut sans doute le cas avec ses théories scientifiques toutes compatibles avec sa vision pseudoscientifique « du tout environnement » des comportements humains. Voyons ensemble si l’idéologie marxiste a pu fausser son travail.
La contre-expertise qui change tout
En 1978 dans un article dans Sciences puis, en 1981 dans l’ouvrage La Mal-mesure de l’homme, Gould s’attaqua aux travaux publiés par Samuel George Morton en 1839 et 1849. Morton avait mesuré le volume cérébral de près d’un millier de crânes de différentes populations humaines et en avait tiré une hiérarchie raciale en fonction de la taille du cerveau. Les affirmations de Gould « démontrant » la fausseté des travaux de Morton devinrent des références structurant les discours antiracistes, malgré des mises en doute qui passèrent inaperçues[i].
En 2011, les résultats d’une contre-expertise[ii] furent publiés dans la revue PLOS Biology par une équipe dirigée par Jason E. Lewis, paléoanthropologue diplômé de Stanford. Jason E. Lewis n’est pas un néophyte de la question des volumes crâniens, son mémoire de master porte justement sur les problèmes méthodologiques de ses mesures à l’aide des CT-scan 3D.
Les erreurs de Gould
L’analyse de Lewis et al mit en évidence de nombreuses erreurs dans les affirmations de Gould, j’en ai sélectionné trois qui paraissent particulièrement pertinentes :
Gould accusa Morton de « cherry picking », une méthode classique de manipulation qui consiste à sélectionner les données qui confirment la thèse que l’on veut défendre. Il aurait écarté des mesures de crâne de sous-groupes d’amérindiens, notamment des Iroquois, car supérieur à la moyenne du sous-groupe blanc anglo-saxon. Jason E. Lewis et al confirment que Morton a bien cité 12 fois des moyennes des sous-groupes amérindiens, y compris des Iroquois, ainsi que des Esquimaux, précisant que leurs moyennes étaient très proches de celles des sous-groupes caucasiens. Il faut toutefois souligner que ces moyennes de sous-groupes reposent souvent sur des échantillons très petits (4 pour les Iroquois) qui rendent toute comparaison hasardeuse.
Gould prétendit démontrer que Morton avait manipulé ses échantillons. Il souligna par exemple, qu’entre les publications de 1839 et 1849, le volume des cerveaux amérindiens fut réduit à 1294 cm3 en augmentant la proportion de Péruviens à faible stature dans l’échantillon. Une analyse plus en détail révèle qu’il s’agit d’une simple correction de 4.9 cm3 sans signification mathématique. Morton avait pris soin de calculer la moyenne à partir des moyennes des sous-groupes, l’augmentation de la proportion de petits Péruviens n’avait dans ces conditions aucun impact malicieux. Gould, de son côté, calcula une moyenne de volume cérébral fausse pour les amérindiens en « oubliant » d’inclure un sous-groupe entier (Lénapés de l’Est) de manière à réduire l’écart entre les groupes.
Gould souligna, à juste titre, que Morton n’avait pas classé les crânes par sexe, ce point est important car les femmes ont des cerveaux plus petits du fait de leur plus faible stature. Mais Gould ne s’arrêta pas là et accusa Morton d’avoir choisi plus de crânes féminins dans les races non caucasiennes de manière à réduire leur volume moyen. D’après Jason E. Lewis et al Morton ne pouvait pas falsifier les sex-ratios intentionnellement, les crânes n’étaient accompagnés d’aucune information et à l’époque il n’était pas possible de reconnaître à coup sûr le sexe du propriétaire d’un crâne.
Des nouvelles mesures des crânes
Gould prétendit que Morton avait, plus ou moins inconsciemment, réduit le volume cérébral des non blancs en tassant avec le pouce les graines qu’il utilisait pour mesurer le volume des crânes. Cette accusation grave, non accompagnée de contre-mesures pratiques, est pourtant régulièrement citée par les antiracistes. Pour clore le sujet Jason E. Lewis et al ont réalisé une nouvelle mesure du volume de 308 des 670 crânes de la collection de Morton. La comparaison est sans appel, Morton n’a pas biaisé ses mesures. Seules 7 mesures sont significativement différentes (>5.5%) :
Spécimen | Population | Capacité crânienne en cm3 | Différence en % | Erreur en % | |
Actuel | Morton | ||||
761 | Copte | 1245 | 1392 | +12 | 0.5 |
754 | Séminole | 1343 | 1458 | +9 | 0.2 |
994 | Africain | 1163 | 1245 | +7 | 0.4 |
1435 | Aymara | 1147 | 1081 | -6 | 0.3 |
949 | Sahnish | 1310 | 1229 | -6 | 0.2 |
1326 | Aymara | 1360 | 1229 | -10 | 0.5 |
70 | Chitimacha | 1376 | 1229 | -11 | 0.5 |
Non seulement les mesures de Morton étaient remarquablement précises compte tenu des moyens de l’époque, mais la contre-expertise démontre que les erreurs sont distribuées aléatoirement, ce qui exclut la thèse d’une volonté, même inconsciente, de rabaisser les mesures des crânes non caucasien pour confirmer une hiérarchie raciale fondée sur le volume cérébral.
Une double erreur de Gould
La première erreur de Gould est d’avoir fait passer ses convictions devant sa probité scientifique, produisant une étude légère (il fera de nombreuses corrections dans les éditions successives de La Mal-mesure de l’homme) confirmant ses thèses en les rendant conformes à ses biais idéologiques, ce qui est un comble quand on prétend dénoncer des préjugés et des biais idéologiques. Il est regrettable de constater que les contre-expertises comme celle de Jason E. Lewis et al sont peu connues en dehors des cercles d’experts. Les théoriciens de l’antiracisme diffusent sans esprit critique ce genre de travaux réfutés dans les médias et l’éducation sans jamais être contredit.
La seconde erreur de Gould est plus fondamentale, en se focalisant sur des prétendues erreurs du volume du crâne, il passe à côté d’éléments plus importants qui interdisent toute classification des intelligences moyennes des races humaines à partir des données de Morton. La stature des propriétaires des crânes était et reste inconnu. Sans ces informations on ne peut calculer le quotient d’encéphalisation (QE), seule mesure pertinente pour comparer des moyennes de mesure d’intelligence, le volume brut du cerveau augmentant mécaniquement avec la stature sans que cela augmente l’intelligence de l’individu.
Supplément
Peut-on lier directement le volume cérébral ou le QE avec des mesures d’intelligence comme le QI ?
Des méta-analyses très récentes montrent que les différences de volume du cerveau expliqueraient entre 24% et 40% des différences de QI chez les individus vivants et en bonne santé[iii]. La mesure du volume d’un cerveau est de surcroît différent de la mesure du volume d’un crâne. Un faible écart au niveau du ratio de conversion peut avoir un fort impact sur les différences de QE, ces dernières étant en pratique modestes (le QE varie de 7.4 et 7.8 chez les humains, à titre de comparaison le chimpanzé est entre 2.2 et 2.5). Les comparaisons entre espèces différentes sont particulièrement hasardeuses si les ratios de conversion ne sont pas précisément évalués[iv].
De nombreuses caractéristiques anatomiques (circonvolutions cérébrales, l’irrigation, la structure des neurones et des circuits cérébraux) et chimiques pourraient jouer un rôle plus décisif que les différences de QE.
[i] https://www.jstor.org/stable/2743412?seq=1#page_scan_tab_contents et https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0160289604001357
[ii] https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.1001071
[iii] https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S014976341500250X et https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0160289616303385
[iv] Röhrs, M & Ebinger, P. (2001). How is cranial capacity related to brain volume in mammals?. Mammalian Biology. 66. 102-110.
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